Je sais que le 25 Août 2004 à 5h07, Stéphanie la-petite-fille-à-sa-maman est définitivement morte, en même temps que Stéphanie a donné naissance à sa fille Olivia, 3 kilos 500 de bonheur, recouverts d'une peau douce et de cheveux tout aussi incroyablement doux

Mardi 24 Août 2004 :

2 h du mat . Première série de contractions légères, bien espacées d'environ 5 mn et qui durent de 20 à 30 secondes. Je me dis au bout d'une heure comme ça, que c'est pour ce matin. Je descends tranquillou nettoyer 2-3 bricoles qui me chiffonnent, et ranger quelques conneries. Je commence à sortir les fringues dans lesquelles je me sentirai à l'aise pour accoucher.
Et puis, je décide de me recoucher...pour me rendormir ...et me réveiller à 5h30, avec les pleurs de Zoé qui s'est réveillée. Une belle contraction, puis une autre, mais elles ne m'empêchent pas de me rendormir à nouveau. Jeff est parti rendormir Zoé et je ne lui ai encore rien dit . Vois pas l'intérêt pour l'instant.
Ben finalement, j'ai bien fait, car j'ai eu toute la journée plusieurs séries de contractions irrégulières en intensité, plus ou moins espacées, de façon anarchique. Des contractions de préparation, en somme.

Vers 20h, Jeff couche Zoé, on se met " Yamakasi ", j'ai pas envie de me prendre la tête avec un film qui donne à réfléchir, et j'avais envie d'entendre " Ouais comme des fous (...) on ira jusqu'au bout, jusqu'au bout, jusqu'au bout ", chais pas pourquoi. Ca tombe bien, sur le lecteur, je peux repérer les espaces entre les contractions, et je peux aussi les chronométrer. Impec. Elles durent 45 secondes à 1mn 15, pourtant elles ont l'air vachement plus courtes. A la fin du film, il est environ 22h, Jeff me propose d'aller nous coucher...je crois qu'il veut que je lui confirme que mes respirations et mes roulements de tête sur le canapé sont bien le signe du début du travail.
" A c't'heure-là ?...Tu veux pas te mater autre chose ? " Histoire d'avoir un chrono sous le coude...Bon allez, je lui dis " je crois que ça va être pour cette nuit ". A y est, ça loupe pas, ses yeux pétillent et il s'excite. On se tâte, on décide d'appeler Dominique, bien que je pense qu'il n'y ait pas de quoi s'affoler.
Je m'attendais à ce qu'elle me dise de la tenir régulièrement au courant de l'avancée des choses, mais non, elle préfère venir ; pour elle ce n'est pas une fausse alerte. Bon, ok, rendez-vous dans une heure. Elle attend sa doula et arrive de suite. " Sois prudente sur la route, y a du vent et il pleut des trombes ". Euh ? Kess ça fout là, ça ?
Jeff me demande si je veux mettre un CD, c'est moi qui choisis, j'en profite : mon vieux Stevie Wonder des familles...depuis le temps qu'il me suit, je voulais qu'il soit là aussi...
Laulau vient chercher Salsa, car elle va tourner et je ne veux pas d'une femelle dans mes pattes, elle sentira forcément quelque chose, même si elle est stérilisée. Entre notre coup de fil et son arrivée, il a mis 23mn, autant dire qu'il a bombé sur la route. Il prend les affaires de la chienne et repart aussi sec en me souhaitant " bon courage, ma grande ! ". Aucun risque qu'il soit resté plus longtemps, lui qui ne supporte pas la vue d'un ventre rond, encore moins les mouvements du bébé, et qui n'a jamais eu à subir les contractions de sa femme, qui a été déclenchée pour les deux. Et puis, je sais qu'il veut nous laisser tranquilles pour cet évènement.
Une demie-heure plus tard, Dominique et Valérie arrivent. Mes contractions se sont légèrement espacées, et restent très supportables, leur intensité a à peine changé.
Dominique décide de me faire un toucher, et je m'attends à ce que le col soit quand-même un peu ouvert... " Tu vois ? Il est déjà vachement moins hypersensible, c'est bien". On avait évoqué l'hypersensibilité de mon col quelques jours avant et elle avait mis le doigt sur un point sensible, si j'ose le jeu de mots. On a cherché à trouver le pourquoi de cette hypersensibilité. Plein de questions, et puis on a finalement trouvé. Et on a bien fait, il fallait la régler avant l'accouchement, cette histoire (...).
Résultat du toucher : col postérieur, à peine dilaté d'un doigt. Pas très encourageant tout ça.
" Alors qu'est-ce-que je fais ? Je marche, je bouge ?...
-Non, je crois que l'on va tous aller se coucher
-Ah bon ? "
On se met autour de la table, elles prennent un café, on parle. " Qu'est-ce-qui te turlupine, de quoi tu as peur ? " Et voilà, on y est...il faut que ça sorte, maintenant. La question qui me tiraille depuis le début : vais-je l'aimer autant que Zoé ? Et puis, vais-je m'en sortir avec deux enfants en bas âge ? Je me souviens que Dan m'avait dit que " bien sûr, les femmes, vous êtes faites pour ça " ; bizarrement, je ne l'avais pas du tout pris comme un propos machiste, mais bel et bien comme un formidable éloge.
Elles ont toutes les deux deux filles aussi, donc elles savent : " T'inquiète pas, la place, elle la prendra d'elle-même ; et l'aînée s'occupera de la petite, tu verras, ce sera beaucoup plus facile que d'avoir à faire le clown toute la journée pour ta première ". Sans en avoir l'air sur le coup, je pense avec le recul que ces paroles m'ont apaisée, mais surtout, il fallait que ces angoisses sortent verbalement, et que les larmes coulent.
1h20 : on va se coucher.
3h30 : je me réveille avec une belle contraction et j'en laisse venir encore 2 ou 3 avant de me décider à prendre un bain chaud. Je remarque qu'à la fin de chacune, je perds du liquide, et je ne pense pas que ce soit de la pisse. Je reste encore un quart d'heure et quand je sors, une contraction me fait me pencher sur la table à langer, j'ai envie de relâcher le périnée, mais je veux pas pisser par terre. Et merde ! Tant pis, je relâche le tout...
" Jeff...Jeff...JEFF ! ". Il se réveille pépère
" Je crois que j'ai perdu les eaux, viens voir "...enfin sentir.
Il sent, ce n'est pas de l'urine. Chouette ! Le travail va s'accélérer. On attend quelques contractions et il me demande s'il doit prévenir Dominique. Je veux attendre encore un peu, 2 ou 3 encore, et puis ok, il y va. Elle dit " C'est super, ça ! " et se réveille et se prépare doucement. Quand elle descend, il doit être pas loin de 4h du mat' et elle me fait un toucher, mais d'abord il faut en laisser passer 3 qui s'enchaînent en ne me laissant que peu de répit.
" T'es à 5 cm ! T'as bien bossé !
-Beuh ? Mais j'ai fait que dormir !
-Ben faut croire que tu travailles mieux en dormant ! "
Faudra que je la retienne celle-là, au cas où je me remettrais à bosser pour un patron un jour (ce qui m'étonnerait quand-même).
Cette fois, les contractions commencent à me faire gémir doucement d'abord, de manière encore presque contrôlée. Valérie descend en se réjouissant " Oh ! La jolie musique ! ".
Je suis semie-assise dans les bras de Jeff, comme dans un bon fauteuil. Il commence à avoir mal aux bras, alors on change de position : je me mets à genoux, un coussin sous les fesses, et sur les contractions, me repose sur lui, dans ses bras. Pendant ce temps, Dominique me masse le bas du dos, et c'est bon. Jeff essaie de me dire un truc genre " Détends-toi, resp...
-Non, reste là et tais-toi ! ", je lui réponds sur un ton moitié ferme. Je sens les sourires...
Maintenant, les contractions qui font ouvrir mon col sont bien douloureuses et font sortir de moi une voix que je ne connais pas, venue de je ne sais où en moi, chaude et puissante, pleurant sans larmes, et qui n'a besoin d'aucun souffle, d'aucune inspiration pour monter en puissance. C'est comme si c'était quelqu'un d'autre qui appelait " Aaaah !...Maman...Maman... ". Je n'ai pourtant pas le sentiment d'être très proche d'elle, mais c'est bien elle que cette voix appelle. J'entends Dominique dire " Voilà...on y est, là ! ". Je ne sais pas combien il y en a eu, mais elles ne me paraissent, avec le recul, pas bien nombreuses. Je me détends bien entre chacune d'elles, je me repose vraiment, et sans chercher spécialement à le faire. D'ailleurs, je me détends tellement qu'à un moment, je lâche un joli rot " oh ! Pardon ! ". On se marre.
Et là, après une heure de belles contractions, vers 4h45, miss Zoé, 27 mois, qui doit sentir quelque chose, et entendre également les vocalises de sa mère, décide de se réveiller bien comme il faut...pas de doute, elle ne se rendormira pas. Donc, je demande à Jeff d'appeler les voisins, qu'ils viennent la chercher, sinon j'y arriverai pas. Il les appelle, la prépare.
" N'oublie pas son blouson, il fait froid dehors.
-T'inquiète pas "
Dominique me dit qu'il est temps de marcher maintenant, mais je ne sais pas si j'y arriverai. J'en laisse passer une, Valérie prend le relais et me masse le bas du dos. Je me mets doucement sur mes pattes (c'est le cas de le dire, j'ai vraiment l'impression d'être une biche qui met bas). " Si tu urines, ça va soulager ton utérus ", et on se dirige doucement vers les toilettes.
J'accélère le pas, car j'en sens une et je suis incapable de la prendre debout, faut que je m'asseois. J'essaie de pisser, mais rien ne vient et là, les contractions me font vraiment perdre la tête. La prochaine me fait pousser de cette poussée-réflexe dont on a tant parlé, je sens la tête d'Olivia qui ouvre ma vulve.
" Ca pousse...ça pousse " de ma voix larmoyante
-C'est bien, ouvre-toi, accueille-là
-Non, je peux pas...j'ai peur...J'AI TELLEMENT PEUR ! "
Je ne me rappelle plus ce qu'elle m'a dit. Je me souviens que je perdais pied, avec l'impression que j'allais clamser, que toutes les autres y étaient arrivées, mais pas moi, c'est pas possible, " j'y arriverai pas ".
Je ne me souviens pas de ses mots, c'est surtout son regard incroyable, dans lequel j'ai puisé une confiance et un soutien infinis. J'étais dans ses bras comme une petite fille dans ceux de sa mère, elle me frottait le bas du dos en m'encourageant avec ses mots, sa voix, et surtout son regard, ses yeux noirs, profonds, si expressifs.
" Ca pousse encore...
-Donne-lui la place, fais-lui place maintenant...C'est merveilleux ce que tu fais ! "
Je lâche un " non ! ", elle rectifie " oui ", je rectifie " oui " et quand j'halète sur cette poussée, elle me dit de souffler pour l'accompagner. Ok, je le fais...je me remets à peine de celle-ci en puisant à nouveau de la force dans les yeux de cette femme qui a déjà donné la vie de manière naturelle deux fois. Et la troisième poussée arrive
" Elle sort, elle sort, là ! "
Valérie appelle Dominique qui accourt et a tout juste le temps d'attraper ou plutôt de rattraper la tête d'Olivia, qui sort sur cette seule et même poussée, tête et corps, d'un coup d'un seul ! J'en reviens pas.
Elle pleure tout de suite, et tout de suite, Dom me la met dans les bras. Je l'aime. C'est trop fort, trop beau, comment j'ai pu me poser toutes ces questions ? Je l'aime, c'est sûr, évident, clair.

Voilà, on est restés comme ça pendant une heure. Enfin plus sur les chiottes, mais dans le salon, sur le matelas sur lequel j'avais prévu d'accoucher, dans la lumière des bougies. J'ai poussé pour sortir le placenta, direction le congélo jusqu'à ce qu'on l'enterre. Ensuite, Dom a seulement pesé Olivia, et on lui a mis une couche. C'est tout. On lui a foutu la paix et sa vie a commencé dans la douceur.
Une petite coupe de champagne et on s'est dit au revoir, et j'ai serré fort la main de Valérie, en lui disant qu'elle avait été géniale (" Mais non, c'est facile d'accompagner, c'est toi qui a été géniale "). Quand je pense qu'au début, quand j'ai appris qu'une doula serait là, j'étais pas trop chaude, je trouvais que ça allait faire beaucoup de monde...eh ben non, j'ai trouvé dans ses yeux toute la force, le courage, un soutien qui m'a fait lâcher prise. Enfin, je ne peux en dire plus, c'est entre nous. Et c'était fort. Je suis contente de l'avoir trouvée à mes côtés, même si Jeff n'a pas pu être là pour la délivrance.

Enfin, aujourd'hui je sais à qui appartenait cette voix qui appelait maman et je sais que le 25 Août 2004 à 5h07, Stéphanie la-petite-fille-à-sa-maman est définitivement morte, en même temps que Stéphanie a donné naissance à sa fille Olivia, 3 kilos 500 de bonheur, recouverts d'une peau douce et de cheveux tout aussi incroyablement doux.

(...)

Stéphanie.