La naissance de Naomi

Aujourd'hui tout va mal. J'ai le blues. Je ne sais pas pourquoi je ressens cette non-envie d'en être là. Je me sens oppressée, depuis 10 jours que je suis en congé je n'ai rien fait de ce que je voulais. J'emmerde tout le monde. Pire qu'une veille de ragnagnas. J'ai besoin de me libérer d'un stress, et ce sont les autres qui prennent. Les autres, c'est H. et ma mère, et Elina qui réclame maintenant 2 sucettes alors qu'elle s'en passait depuis peu. J'ai rendu H. nerveux, qui a à son tour rendu ma mère nerveuse, qui a, elle, fini par se tirer en claquant la porte. On se croirait au café-théâtre…
Dans ma tête, c'est le chaos et dehors un vrai fiasco. Il me semble que la situation est irrécupérable. La seule chose à laquelle je
pense : je ne peux pas accueillir mon bébé dans ces conditions là. Engueulade, je pleure en répétant à H. que si jamais j'accouchais dans cet état, ce serait une cause de divorce ! Et là-dessus arrivent les contractions. La situation est cocasse ! Je mets d'abord ça sur le dos du stress de la situation, mais dois bientôt me rendre à l'évidence : elles sont régulières et rapprochées à la fréquence des 5-10 minutes… L'idée que je puisse effectivement accoucher maintenant me fait sourire, finalement. On se calme, on discute. H. s'inquiète un peu, il n'a pas aimé mes menaces et me demande de rester allongée sur le canapé. Je décide d'aller prendre un bain. On verra bien si elles résistent à ça ! Je passe aux toilettes et là, surprise, je trouve un peu de bouchon muqueux.
- Oh oh !
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
- J'ai du sang…
- Aie… tu crois que c'est pour maintenant ?
- Ben… y'a des chances, oui !

Sourires complices. On sait tous les 2 ce que ça signifie, c'était aussi le premier signe qui a précédé la naissance d'Elina. Les contractions sont rapprochées mais peu douloureuses. Je dirais aux 5 minutes mais j'ai la flemme de vérifier. Je plonge dans mon bain avec une drôle d'impression. Je me revois 2 ans en arrière, le même schéma mais à l'incompréhension alors ressentie (j'étais à 34 semaines) s'oppose une certaine tranquillité. Je n'arrive pas à y croire.
Maintenant ? Déjà la fin ? Ben oui, finalement c'est logique, tout s'explique, la sale journée, Elina qui nous fait un petit retour en arrière… Mais c'est son anniversaire demain, je peux pas lui faire ça ! Heureusement que j'ai fait son gâteau aujourd'hui… Tiens, encore un signe : hier soir, j'ai enfin terminé le livre d'Isabelle Brabant « Une naissance heureuse » ; ma bible… je l'avais refermé en me disant : ça y est, je suis prête…
Ma mère rentre. Une bonne chose, c'aurait été le comble qu'elle n'arrive pas à temps, elle est venue spécialement de France pour ça !
Elle me rejoint dans la salle de bain toute dépitée, s'excuse auprès du bébé. Je lui dis pour les contractions. Elle est encore plus dépitée mais en même temps une certaine complicité s'installe. Il est environ 23 heures. H. remonte nous voir. Encore là ?! Ca fait une bonne heure que je suis dans l'eau. Je sors pour aller faire ma valise. Les contractions n'ont pas augmenté en intensité mais la fréquence est bien installée aux 5 minutes. Je ne m'inquiète pas, mais je n'en informe personne pour ne pas alarmer ! Je continue à perdre du bouchon muqueux. H. me demande encore une fois si c'est sûr. Je pense, oui… Au fond de moi j'en suis certaine ! Je suis dans un état de sérénité absolue, c'est le jour et la nuit par rapport à la tempête qui régnait ici il y a 2 heures ! Je prends tout mon temps pour ranger mes affaires. H. s'est installé à l'ordinateur pour écrire sa nouvelle ; il est plein d'inspiration. Il me raconte ce qu'il est en train d'écrire, mais ne se rend pas vraiment compte que je suis totalement ailleurs, surtout pendant les contractions. Je lui avoue que j'ai un peu peur mais qu'en même temps j'ai une grande confiance. Lui aussi a confiance. Tellement que j'ai l'impression qu'il ne se soucie pas de moi !
Je n'ai pas franchement faim mais je sais qu'il vaut mieux que je mange pour prendre des forces; j'opte pour une banane et du jus de pêche. Puis je m'allonge sur le canapé histoire de me reposer un peu.
Les contractions ne me gênent toujours pas, mais je décide de mesurer leur intervalle : toutes les 4 minutes. Je discute avec ma mère, il est minuit, tout est calme et silencieux autour de nous. Elle a l'air impressionnée de ce calme, je sens une profondeur dans nos regards de femmes. Elle aimerait me voir partir pour l'hôpital maintenant, et en ambulance si possible ! Je savais qu'elle serait stressée, et pour une fois je fais avec. Je la persuade qu'il n'y a pas d'urgence, elle me convainc d'appeler la salle d'accouchement. 00h30 : l'infirmière suggère un faux travail, je me permets de lui dire que non, c'est sûr ! On se donne RDV au téléphone dans 1 heure à moins de perdre les eaux avant. Je reprends ma place sur le canapé. Les contractions ont augmenté légèrement en intensité mais rien d'affolant. L'heure passe…
Soudain je sens comme un claquement dans mon bassin. Je mets 2 secondes à réaliser que ça pourrait être la poche des eaux, je dis oh ! je crois que j'ai perdu les eaux ! Mais en me levant, rien ne coule. Ma mère se jette sur le téléphone : appelle l'ambulance ! Sur le coup, petit moment de panique, mon cœur s'emballe, j'ai peur d'accoucher tout de suite ! Je monte aux toilettes, encore du bouchon muqueux mais pas de flaque… Je rappelle l'infirmière, lui explique la sensation. Elle me propose d'attendre encore une heure. Je comprends que tant que je n'aurai pas l'air paniquée, ce n'est pas elle qui va me faire venir. Tant mieux, je sens que je peux encore maîtriser la situation. Mais je ne suis pas sûre de vouloir attendre encore une heure : je voudrais arriver au dernier moment à l'hôpital mais je crains de ne pas pouvoir gérer le trajet, je ne voudrais surtout pas que ça devienne une source de stress. Je m'allonge à nouveau sur le canapé, mais cette fois la situation a changé : ce n'est plus si agréable, j'ai besoin de marcher. Je fais les 100 pas en respirant à chaque contraction. Et ensuite je file aux toilettes pour me vider l'intestin. Je dois y retourner au moins 8 fois, mais quand est-ce que ça s'arrête ??! C'est tenable mais je sens bien que ça s'accélère, et que du même coup le stress monte autour de moi. Ma mère commence à s'énerver et va faire chauffer 3 marmites d'eau ! On ne sait jamais ! Je cède, OK on va y aller. J'appelle un taxi ? Non, c'est bon, on en trouvera bien un au bout de la rue : un samedi soir à 1h30 du matin, ça devrait aller. Cet éternel conflit entre ma mère et moi sur mon laxisme chronique… Elle ne me fera donc jamais confiance ! Je rappelle l'infirmière pour lui annoncer que la douleur a augmenté et que je préfère venir maintenant. Je monte dire au revoir à Elina qui dort à poings fermés. Je lui parle dans le noir, au revoir ma petite cocotte, je t'aime fort tu sais, même si demain vous serez deux. Les larmes montent, je sens comme une déchirure. Je suis mitigée entre l'envie de quitter la maison et la non-envie d'être à l'hôpital. Tant de récits lus sur les paramètres incontrôlables du milieu hospitalier ! Et comme je n'ai finalement pas pris le temps de rédiger de plan de naissance, j'ai peur de perdre la maîtrise de la situation. Tout me semble pourtant si évident jusqu'à présent ! H. m'aide à m'habiller et je me laisse faire, le répit est court entre les contractions. Je serre ma mère en la rassurant, je me demande ce qu'elle ressent… Va-t-elle pleurer en fermant la porte ?
Il fait froid dehors, ça me fait du bien. 2 contractions ponctueront les quelques mètres à faire pour atteindre le bout de la rue et 3 autres le trajet en taxi. On avait peur que le chauffeur refuse de nous prendre mais lorsqu'il s'arrête je suis en répit, et lui demande jovialement de nous conduire à l'hôpital Sainte-Justine ! Et avec mon gros manteau, on voit à peine que je suis enceinte. Sur la route je me sens bien, à part pendant les contractions ou les fameux nids de poule québécois me torturent... Une dernière contraction arrive au moment de payer, et H. fait « l'erreur » de me tendre mon porte-feuille. Je lui braille « tu payes ! », qui lui vaudra un regard plein de pitié de la part du chauffeur ! Arrivés à l'accueil les choses se corsent. Il est 2h du mat, l'ambiance est festive et personne ne nous voit arriver, j'aimerais taper du poing sur la table pour que le vacarme cesse ! Je n'ai plus envie de rire, je voudrais être seule et qu'on me laisse tranquille. Je m'agrippe aux bras d'H. toutes les 3 minutes et je ne réponds pas aux questions des infirmières tant que ça ne passe pas. Je n'ai pas l'impression qu'on me prenne au sérieux mais je me fiche de ce que pensent toutes ces personnes, je sais au fond de moi que ça travaille fort… on m'envoie dans une salle de naissance, me laisse le temps de me déshabiller avant de revenir pour un monitoring. Je voudrais me changer en pyjama mais je n'y arrive pas, bloquée par la douleur et le manque de répit. Je ne sais pas comment me tenir, à chaque vague je fonce sur H. en gémissant. L'infirmière qui revient pour le monitoring me trouve toujours habillée. J'ai du mal à parler avec elle car je sais que je dois rester concentrée. Je rechigne pour le monitoring et la position semi allongée, mais je sais bien que ça ne changera rien ! Je gémis à chaque contraction et l'empêche d'installer quoi que ce soit dans ces moments là. Elle affiche un air neutre, je lui demande si ma façon de respirer est bonne et elle acquiesce dans un sourire que j'ai fini par lui arracher. Elle reviendra dans 20 minutes. Lorsqu'elle quitte la chambre je me lâche. Ca y est, la tempête est installée. Les moments de répit sont très courts, j'ai très soif et je commence à gémir de plus en plus fort pour évacuer la douleur. De vrais orgasmes gigantesques ! Heureusement qu'il n'y a qu'H. pour m'entendre (En fait ce n'était pas si fort mais c'est juste que je ne me suis jamais « exprimée » de la sorte par ailleurs… de quoi me faire charrier pour un bout de temps… !). Je me souviens qu'il faut que je me détende à l'intérieur mais qu'est-ce que c'est difficile de s'ouvrir à la douleur ! Je suis semi-allongée mais je m'appuie sur mes 2 mains derrière mon dos afin de ne pas poser les fesses : mon ventre et mon bassin peuvent comme ça rester détendus, je prends tout sur les bras. Il me semble que ça soulage… H. me masse tant bien que mal, mes reins ne sont pas des plus accessibles ! J'ai les yeux fermés, je crois que je ne pense plus. Par moments je sens comme une envie de pousser. Je sais que ce n'est pas le moment car ce n'est pas si fort, mais ça vient m'indiquer que je suis bientôt au bout !
Une contraction arrive alors et là j'ai l'impression que la foudre m'a transpercé le corps. Je lâche un « ouah celle-là elle m'a fait vraiment mal », j'appréhende la suite mais c'est fini, plus rien; et puis, ça y est, j'ai une vraie envie de pousser qui commence à monter ! (cette sensation de foudroiement, je me demande si ce n'est pas le passage de la tête dans le col. En tout cas, j'aime à imaginer que c'est ça).
Dans un éclair de lucidité j'appuie sur la sonnette (tiens, celle-là je ne me rappelle pas qu'on m'ait indiqué sa présence) ; l'infirmière arrive, illico agressée par un « j'ai envie de – elle a envie de - POUSSER !! ».
Incrédule, elle appelle une autre femme qui vient « regarder » et, surprise, nous annonce : ah oui, la tête est là… (les 20 minutes de monito obligatoire venaient de se terminer…). Ouf ! branle-bas de combat, dans ma tête comme autour de moi. Des personnes entrent, on « m'installe», je garde les yeux fermés, trop de monde, pas envie de les voir.
J'ai besoin d'un peu de temps pour m'adapter à cette nouvelle sensation. Apprivoiser la crainte de la douleur, de la déchirure. A chaque contraction, je pousse et expire en même temps, « c'est pas bon comme ça » me dit-on. Un moment mesdames, je m'adapte.
Au bout de quelques contractions, je me laisse aller. Quelle jouissance de sentir son corps pousser, se cambrer sous la force qui vient du plus profond de son corps ! Je prends plaisir à attendre que l'envie atteigne le plus haut de son sommet, pour soudain sentir une inspiration violente me prendre, et pousser dans un gémissement libérateur, pas vraiment rempli de douleur, mais plutôt de soulagement, finalement…
Malgré les indications des infirmières qui essaient de me diriger, j'attends d'atteindre le sommet en leur assurant « oui, c'est bon, ça s'en vient ! » ; Mais on s'impatiente, la dame veut pas faire comme on lui dit et le cœur du bébé faiblit ! Cela me vaut une épisio, tiens. Je les vois venir mais je ne dis rien. Le cœur faiblit ? alors là je souris intérieurement : Ah oui ?! Continuez d'essayer de me mettre la pression, je m'en fiche. Mon bébé va bien et je le sens. Il n'est pas bloqué, je le sens progresser, j'apprivoise les sensations, allez-vous me laisser tranquille, oui ?
A chaque poussée, j'ai l'impression qu'il va sortir. Je me demande quand même s'il va y arriver ! Le moment arrive ou je sens qu'il y est presque, et là j'ajoute un petit effort et ça y est, floup la tête est sortie. Une petite poussée de plus et le reste arrive… ça chatouille !
Je n'ai pas de mot pour décrire ces sensations, c'est vraiment fabuleux de sentir son bébé descendre, arriver, pointer son nez et sortir. Je rouvre les yeux, aperçois un papa qui coupe un cordon et un bébé rose. J'entends « 2 heure 57 », c'est gravé. Je suis euphorique, je vois son sexe et m'exclame « c'est une fille ! ». Je veux la mettre sur ma peau mais je n'ai jamais eu le temps d'enlever mon T-Shirt. Zut, on m'enlève déjà ma fille pour lui faire quelques misères. Elle pleure, j'ai du mal à supporter ça, je supplie H. d'aller à ses cotés (à 3 mètres de moi, mais c'est déjà beaucoup trop). Lui est tout chamboulé, me regarde en pleurant et en répétant : j'ai tout vu, Estelle, j'ai TOUT vu ! Lui aussi, donc, a vécu cette naissance différemment (que veut-il dire par vu ?). On me demande si je veux la mettre au sein tout de suite, évidemment que je veux ! Je jette mon T-Shirt à l'autre bout de la pièce et récupère ma fille que je blottis doucement contre moi. Ca y est, on est réunis.

Epilogue :

Naomi est née 2 ans jour pour jour après la naissance d'Elina, 10 jours avant le terme, sa naissance a refermé une plaie qui avait du mal à cicatriser. Sincèrement, je n'avais jamais envisagé que ça puisse se produire ainsi !
Je suis restée dans l'euphorie pendant au moins 2 semaines (vive les hormones quand elles sont du bon coté !), et encore après 3 mois, les gros coups de fatigue sont rares. Notre relation est très fusionnelle.
Je sens beaucoup de changements en moi, dans mon corps et dans ma tête. Une assurance et une « assumance » de la notion de famille que je n'avais pas avant (mais ça, c'est peut-être l'effet « 2ème enfant »).

J'avais choisi l'hôpital pour un suivi particulier de peur de voir la toxémie récidiver. Curieusement, ma grossesse a été moins médicalisée que la première (on est au Québec) et j'ai pu me rendre compte que tant que tout va bien, on n'a franchement besoin de rien.
Concernant l'accouchement, j'ai réussi à éviter pas mal de gestes médicaux puisque tout s'est déroulé très vite une fois arrivé à l'hôpital (pas un TV !). Mais ce n'était pas calculé… Je ne soupçonnais pas que ça irait si vite (ah si j'étais restée 30 minutes de plus à la maison ! je crois que ma mère en aurait fait une syncope…).

Si j'avais eu un peu plus de volonté à rédiger mon plan de naissance, j'aurais évité les choix fait à ma place et que je regrette évidemment : épisiotomie (bien qu'on m'ait expliqué ensuite que c'était à cause d'un début de déchirure vers le haut -?-) et surtout gestes trop rapides à la sortie du bébé : j'ai pas eu le temps de réaliser ce qu'il se passait que déjà le cordon était coupé, et bébé
enveloppé. Pourquoi être toujours si pressés ! on n'était pourtant pas nombreuses cette nuit là …

Estelle, maman heureuse d'Elina (21/12/01) et de Naomi (21/12/03)