Portage, Langage,
Développement cognitif
J'ai commencé
presque immédiatement à porter ma fille, plutôt que
de la faire rouler en landau ou poussette. Elle ne se plaisait pas du
tout dans le landau offert par sa grand-mère, et j'étais
encombrée par cet engin. J'ai commencé à la porter
dans les bras, puis je me suis intéressée au seul système
présenté comme original disponible pour le grand public
facilement, le Tikamak.
Je n'ai connu le porte-calllin, diffusé par La Leche League, que
pour ses huit mois ; celui-ci ne nous a dès lors plus quittées
pendant deux ans.
Je sortais beaucoup avec mon bébé, cela nous distrayait
toutes les deux. Tout naturellement, elle était tout près
de moi, sur la hanche le plus souvent, et tout naturellement, je lui parlais
beaucoup. Je suivais son regard, et je lui racontais ce qui semblait l'intéresser.
Elle a pris ses repères sur nos trajets habituels, et avant même
d'y arriver, lorsque j'annonçais le marchand de jouets et ses ballons,
elle était tout excitée.
Parmi ses premiers mots, vers 13 mois, il y a eu canard, ballon, chien
toutes choses que nous avions vues et revues pendant sa première
année lors de nos promenades.
Je n'y ai repensé que plus tard, quand j'ai pris conscience de
l'importance essentielle du portage pour le développement du langage.
J'ai une formation d'orthophoniste, et j'ai été très
sensibilisée à l'importance du langage adressé à
l'enfant (au bébé), pour qu'il élabore lui-même
son propre langage. Il faut raconter, chanter, décrire en situation,
autant que possible.
J'ai découvert assez incidemment finalement à quel point
le portage était important de ce point de vue. Un jour, pour une
raison quelconque, j'ai pris exceptionnellement la poussette (un modèle
dans lequel l'enfant est face à la route, mais je pense que la
différence est faible même si l'enfant est face au parent).
Aussitôt, j'ai été frappée par la distance
entre moi et mon bébé. Presque aussitôt après,
par mon impossibilité à voir ce qu'elle regardait, et par
conséquent à lui parler de ce qui l'attirait. Le dialogue
interactif fin était réduit de 80% au moins. Je me contentais
de l'avertir d'un bruit, de lui demander si tout allait bien, sans même
être sûre de ce qu'elle entendait.
Une amie qui a découvert le portage un peu plus tard et a beaucoup
utilisé la poussette pour son aînée, la portant un
jour en porte-callin, alors que la petite fille avait plus de deux ans,
m'a confirmée cette impression. Elle avait beaucoup plus parlé
à son enfant, très naturellement, du simple fait de la proximité
physique.
Je voudrais citer assez longuement un passage d'un livre de Mesdames Rachel
Cohen et Ragnhild Söderbergh Apprendre à lire avant de savoir
parler, publié en 1999 chez Albin Michel.
C'est Rachel Cohen, docteur d'Etat en sciences de l'éducation,
qui écrit, p.33, à propos des jeux de langage : " A
mon avis, le jeu de base est, sans nul doute, le jeu " regarde-et-nomme
". Ce jeu se déroule de la manière suivante : l'enfant
et l'adulte sont ensemble. L'adulte observe que l'enfant manifeste un
intérêt tout spécial pour un objet particulier, par
exemple un oiseau sur l'appui de la fenêtre. L'adulte, alors, se
tournant vers l'enfant, pointera son doigt vers l'oiseau en disant : Regarde
! Qu'est-ce que c'est ? C'est un oiseau. L'enfant s'aperçoit alors
qu'il partage son expérience avec l'adulte et ceci accroîtra
son plaisir.
L'enfant et l'adulte partageront ainsi la découverte des objets
de leur environnement, et des rituels s'instaureront autour d'objets favoris
avec des commentaires, maintes fois répétés, initiés
soit par l'enfant, soit par l'adulte.
Progressivement, l'enfant y prendra une part de plus en plus active, babillant
et gesticulant. Il apprendra à pointer lui-même et s'essayera
à imiter les mots répétitifs du jeu. Il parviendra
aussi à reconnaître les mots désignant les objets
eux-mêmes dans des petites phrases usuelles : au début, il
les comprendra, puis progressivement essaiera de les dire lui-même.
Ainsi, le jeu de " regarde-et-nomme " est un véhicule
puissant d'apprentissage du vocabulaire. Pourquoi ? Ce n'est pas seulement
parce que des mots désignant des objets qui éveillent l'intérêt
de l'enfant sont mis en relief, qu'ils sont prononcés de manière
claire, dans les mêmes termes, et toujours accompagnés par
la désignation du référent. C'est aussi parce que
cette expérience est partagée et que le plaisir de partager
est accentué par le ton de la voix, le visage toujours souriant
de l'adulte. La voix et le sourire indiquent que l'objet ou l'événement
dont il est question vaut la peine d'être observé et que
son nom devient donc indispensable. "
C'est exactement ce qui se passe lorsque qu'on se promène en portant
son enfant près de soi, et cela tout naturellement, sans se trouver
dans une situation particulière de jeu (telle que la décrit
Rachel Cohen), et tout en accomplissant le plus souvent un trajet utile
pour le parent.
C'est le plus naturellement possible que l'enfant reçoit les informations
verbales sur ce qu'il découvre, au moment précis où
il est attiré. La qualité de l'apprentissage est incomparable
(le parallèle est facile avec les règles de jeu qu'on retient
si facilement ; pour l'enfant qui cherche à décrypter le
monde, pour lequel c'est le jeu le plus attirant, c'est le même
phénomène).
Les promenades ou les trajets sont ainsi l'occasion de moments de plaisir
partagé, rendus plus intéressants tant pour l'enfant que
pour l'adulte, qui prend aussi plaisir à découvrir la variété
des intérêts de l'enfant, leur diversité, et aussi
ses préférences qui se manifestent vite, sa joie anticipée
à l'annonce d'une chose qui l'attire particulièrement, et
dont le nom prononcé, ajouté à la similitude de situation,
permettra la représentation mentale avant qu'il ne l'aperçoive.
J'insiste sur la situation d'une sortie, car c'est dans ce cadre que je
pense, le portage est le plus souvent utilisé, et qu'il subit la
concurrence de la poussette. La sortie représente aussi souvent
un moment fort dans l'éveil de l'enfant, dans sa découverte
progressive d'autres lieux que la maison. Il est plus attentif, le parent
est plus disponible. Mais bien entendu, pour un enfant porté à
l'intérieur de la maison, les avantages sont les mêmes, dans
un cadre plus restreint. A un enfant qu'on a dans les bras, on parlera
plus, on lui fera toucher, sentir, goûter. Il participera encore
complètement naturellement aux activités de l'adulte, et
ceci est possible dans de nombreuses circonstances.
Sans certes empêcher non plus l'enfant de s'endormir lorsqu'il sera
lassé de toutes ces sollicitations
Je pense qu'on pourrait évoquer de nombreux autres aspects, qui
dans le portage (comparé aux autres modes occidentaux de transport
de l'enfant, tels que la poussette ou le landau), permettent de favoriser
le développement cognitif. Ou peut-être serait-il plus juste
de parler alors d'un développement cognitif optimal (de la même
façon il me semble, qu'il est plus juste de parler des inconvénients
de l'alimentation artificielle que des avantages de l'allaitement maternel-
celui-ci doit être considéré comme la référence).
Un enfant porté à hauteur des adultes est présenté
au monde et même introduit dans le monde. On lui y donne une place.
Je pense que beaucoup de parents porteurs pourront témoigner que
les passants regardent et sourient beaucoup plus à leur enfant
qu'à ceux qui sont dans une poussette, à hauteur des jambes,
des pots d'échappements et des chiens. Il est évident que
cela permet à l'enfant l'observation des visages humains de manière
beaucoup plus importante, et celle-ci présente à l'évidence
plus d'intérêt (rappelons-nous que dès les tous premiers
jours, le nouveau-né est attiré préférentiellement
par les visages humains, y compris sous leurs formes schématiques).
Il prend aussi certainement mieux l'habitude d'être considéré.
Malgré des remises en question actuelles, on parle encore classiquement
de la période du huitième-neuvième mois comme celle
de la découverte de la permanence de l'objet[1] : l'enfant découvrirait
à ce stade qu'un objet continue d'exister même s'il le perd
de vue, et souffrirait donc plus à ce moment de l'absence de la
mère, son souvenir restant présent.
Mais dès l'âge de cinq mois, il m'a été clairement
possible d'observer chez mes enfants (portés sur la hanche), -et
je suis persuadée que de nombreuses personnes pourraient refaire
ce constat avec leurs propres enfants, y compris plus jeunes encore-,
que, croisant et observant sur notre chemin une personne qui avance en
sens contraire (ou un objet mobile), qui se retrouve momentanément
dissimulée par mon épaule (profil) à l'instant où
nous nous croisons, ils tournent la tête en arrière pour
continuer à le/la voir. Et ce malgré donc le moment où
elle a été hors de la vue, et cesse théoriquement
d'exister et donc de les intéresser. Soit ils savent qu'elle existe
toujours, soit ils le supposent et le vérifient. C'est évidemment
une possibilité que n'a pas un enfant de cet âge dans une
poussette.
D'une manière plus générale, il est très intéressant
pour un enfant d'acquérir ces notions d'avant/arrière tôt
et de les vérifier maintes fois. Il se passe quelque chose derrière
nous quand on passe, et là encore, dans une poussette, une fois
qu'on l'a dépassée, la " scène " est perdue.
Le champ d'observation est beaucoup plus large, presque circulaire en
réalité.
Mais tout ceci vient naturellement en plus des avantages, au plan affectif,
du portage, que nous avons toutes et tous pu vivre. En aucun cas il n'y
a une bonne façon de porter, et d'interagir avec l'enfant porté.
J'ai voulu décrire quelques rapides observations liées à
mon expérience, parce que dans celle-ci, le portage a permis de
répondre d'une façon simple à de nombreux besoins,
et qu'il a des répercussions très vastes dont je ne me doutais
pas.
Je conclurai en citant T. Berry Brazelton, dans son ouvrage Ce qu'un enfant
doit avoir, co-écrit avec Stanley I. Greenspan, (publié
chez Stock, 2001) : " Le fait d'être là, tout simplement,
est tellement important. Sur les plateaux du Mexique [
], les mères
interagissent rarement ou pas du tout en face à face avec le bébé.
Mais elles le portent toute la journée dans un serape (châle
ou couverture portés par les femmes mexicaines,). Elles lui donnent
le sein jusqu'à soixante-dix ou quatre-vingt dix fois par jour.
On peut dire qu'elles " sont là " pour le bébé
".
Avant tout, le portage nous permet à nous aussi d'être là
pour nos enfants.
Marlène Wietrzykowski.
[1] " La permanence de la personne. Le progrès cognitif dans
la compréhension que les objets ont une existence à eux,
séparément de la perception sensorielle immédiate
est maintenant librement appliqué aux personnes. " in "
Point forts à neuf mois ", p276, extrait de Ce qu'un enfant
doit avoir, op. citée
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