IL FAIT SES NUITS ? LE SOMMEIL NORMAL DU BEBE ET DU JEUNE ENFANT
par Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau
Tout le monde s'attend qu'à tel âge (3 semaines ? 3 mois ?), les bébés "fassent leurs nuits", c'est-à-dire dorment un certain nombre d'heures (6 heures ? 8 heures ? 10 heures ?) sans se réveiller et surtout sang réveiller leurs parents. On s'attend également à ce qu'ils s'endorment tout seuls sans faire d'histoires. La plupart des livres et des articles de magazines sur le sujet vont dans le même sens. Je pense par exemple au livre de Marie Thirion et Marie-Josèphe Challamel, Le sommeil, le rêve et l'enfant (Albin Michel), où il est dit notamment qu'au-delà de 8 semaines et un poids de 5 kilos, les bébés ont des réserves énergétiques suffisantes pour "tenir" toute la nuit sans manger. S'ils continuent à se réveiller et à réclamer, c'est qu'ils sont "en train de faire fausse route dans leur organisation cérébrale de sommeil" (ça, c'est parfait pour faire peur aux parents) et ont "besoin d'un petit coup de main 'éducatif sans trop tarder" (le coup de main consistant en : supprimer les repas d'endormissement, éviter d'aider le bébé à s'endormir, arriver à supprimer les repas de nuit). (je signale à ce sujet que d'après Kathleen Auerbach, spécialiste bien connue de l'allaitement, à 8 semaines, les bébés prennent environ 30% de leur ration alimentaire entre minuit et 8 heures du matin ... ) En un mot, comme le dit aussi Ferber (voir Allaiter aujourd'hui n° 34, pp. 14-15) et tant d'autres, il faut apprendre aux bébés à dormir. Et si l'on ne commence pas cet apprentissage très tôt, on risque de louper le coche : "C'est dans cette période de 3 à 6 mois ( ... ) que le bébé apprendra le plus facilement à dormir seul, dans son lit, sans ses parents. Au-delà, l'apprentissage (je dirais plutôt : le dressage) serait plus problématique" (Thirion/Challamel). Je pense que ce livre est particulièrement pernicieux, car le nom de Marie Thirion attire beaucoup de femmes qui ont lu et apprécié son livre sur l'allaitement, et ont alors tendance à lui faire confiance sur les autres sujets. Aux Etats-Unis, les fanas de l'apprentissage du sommeil sont particulièrement virulents. Je pense notamment au programme Babywise du couple Ezzo, qui est contre l'allaitement à la demande et préconise de ne pas répondre aux demandes du bébé (là aussi, tétées nocturnes éliminées à 8 semaines). Si l'on ne suit pas ce programme, on rend un très mauvais service à son enfant, qui deviendra obligatoirement un adolescent rebelle, délinquant et drogué. Une citation des Ezzo, pour vous donner une petite idée : "Dieu merci, Dieu le Père n'est pas intervenu quand son Fils s'est plaint sur la croix" Les recherches sur le sommeil Il s'agit d'études électrophysiologiques et d'enregistrements vidéo faits jusqu'à maintenant en laboratoire. La miniaturisation des appareils va permettre que les enregistrements se fassent à domicile, donc dans des conditions beaucoup plus naturelles. A l'exception des études américaines citées plus loin, le sommeil étudié est un sommeil solitaire, ce qui oblige à relativiser les résultats. En effet, comme on le verra, le sommeil solitaire est très différent du sommeil partagé. Quelques données en vrac : A la naissance, les cycles de sommeil sont beaucoup plus courts que chez
l'adulte : 50 mn contre 90 mn ; les cycles vont peu à peu s'allonger
jusqu'à l'adolescence. Les études sur le sommeil partagé MeKenna et son équipe, de l'Irvine School of Médecine, à l'Université de Califomie, ont étudié dans leur laboratoire le sommeil de bébés dormant avec leur mère dans le même lit (co-sleeping) ou dormant dans une pièce séparée (solitary infant sleeping). Ils concluent que le sommeil est très différent dans les deux cas. Voici ce qu'on observe en cas de co-sleeping Réhabiliter les réveils nocturnes ! McKenna explique cela par l'évolution de l'espèce humaine. On sait que l'apparition de la bipédie a entraîné une modification du bassin et un rétrécissement du canal de la naissance. Dans le même temps, le cerveau de l'homme a beaucoup augmenté de volume. Tout cela a fait que pour pouvoir naître par les voies naturelles, le petit d'homme doit naître prématurément, avant que son cerveau et son crâne n'aient atteint une taille telle que "ça ne passerait pas". Rappelons qu'à la naissance, le cerveau humain n'a que le quart de sa taille adulte (contre 45% chez les chimpanzés, les primates les plus proches de nous). Cette prématurité porte sur tous les organes et systèmes, et notamment sur le cerveau. Pour McKenna, la médecine et la société occidentales modernes considèrent que les bébés sont physiologiquement autonomes à un âge où ils ne le sont sans doute pas encore, et où ils ont besoin d'être "assistés" par la proximité de l'adulte. Il n'est pas question de dire ici que le sommeil solitaire est LA cause de la mort subite du nourrisson, qui est multifactorielle. Il n'empêche que lorsqu'il n'y a pas d'autres facteurs de risque (tabagisme maternel, drogue, alcoolisme, obésité), les endroits où l'on observe les taux de mort subite les plus bas sont ceux où la tradition veut que les enfants dorment avec leurs parents (Japon, Hong-Kong ... ). Et si l'on revient aux observations faites sur le sommeil partagé,
on s'aperçoit qu'il y a là plusieurs facteurs de protection
contre la mort subite Une étude anglaise faite par une équipe de l'Université de Durham ("Baby in bed may reduce cot death", NT News, 02/04/98) a abouti aux mêmes résultats. A l'aide de caméras à infrarouges, les auteurs ont filmé pendant la nuit cinq familles dormant avec leur bébé, pendant 80 heures. Ils ont trouvé que la mère et l'enfant avaient des cycles de sommeil synchronisés, ainsi que de nombreux contacts pendant la nuit. Les bébés n'avaient pas trop chaud, et couraient moins de risques de suffocation et de mort subite. La mère était couchée face à son enfant pendant 95% de la nuit, et elle touchait l'enfant pendant la majeure partie de ce temps. Le bébé avait un sommeil moins profond que s'il avait dormi seul, et se réveillait plus ou moins régulièrement pour téter. Les chercheurs concluaient en disant que les parents qui prennent l'enfant dans leur lit doivent savoir qu'il se réveillera plus souvent que s'il dort seul dans une autre pièce, surtout s'il dort avec ses deux parents, et que cela est normal. Conclusion En règle générale, dans notre société, on fait tout pour diminuer voire supprimer les réveils nocturnes (sommeil solitaire, "apprentissage du sommeil", position ventrale jusqu'à 'il y a peu, sans parler des somnifères auxquels nombre de bébés ont goûté avant 1 an... Or il semble bien que ces réveils sont, au moins les premiers mois, un mécanisme physiologique normal qui s'explique par le manque de maturation du bébé. Au-delà des premiers mois, le problème est différent : le bébé plus grand peut sans doute supporter sans danger un sommeil séparé, même s'il préfère sans doute continuer à dormir en compagnie. Il faut savoir que contrairement à ce qu'on croit, le dormir séparé n'a pas triomphé partout, même dans notre société. D'après une enquête faite dans les années 80, beaucoup d'enfants dormaient dans la chambre de leurs parents chez les ouvriers et les agriculteurs (62,5% en milieu rural), peu chez les cadres moyens et les commerçants. Je terminerai par une émission de télévision sur
des chimpanzés surdoués, en juin 98. Celui qui les a élevés,
Désiré Rech, raconte qu'ils ont partagé pendant près
de deux ans son quotidien dans une caravane, "s'allongeant entre
lui et sa femme après avoir bu leur biberon et mis leur pyjama".
Il y a des années de cela, j'avais lu dans une revue médicale (Le Quotidien du Médecin si mes souvenirs sont bons) une enquête faite auprès des parents sur le sommeil de leur enfant. Dans les études médicales, on considère qu'un enfant "fait ses nuits" lorsqu'il dort au moins 5 heures d'affilée 4 nuits par semaines. Selon ces critères (pas vraiment le tour du cadran), 50% des bébés ne faisaient pas leurs nuits à 4 mois (bébé "tout venant", donc nourri au lait industriel à au moins 95% à cet âge là), et 25% des enfants ne les faisaient toujours pas à 12 mois. Les auteurs concluaient qu'il était parfaitement utopique d'espérer qu'un enfant fasse ses nuits (selon les critères donnés ci-dessus) avant 4 mois. 75% des enfants avaient reçu des sédatifs pendant leur première année, et 20 à 25% en recevaient régulièrement (et ne parlons pas de la rasade d'eau de vie ajoutée régulièrement au biberon pour assommer l'enfant, ça existe, je l'ai vu !!!!!, ça fait des bébés de quelques mois qui arrivent à l'hôpital avec une cirrhose massive). Les auteurs concluaient aussi que les professionnels de santé devraient discuter avec les parents de ce à quoi ils doivent s'attendre en réalité quant au sommeil de leur enfant, afin qu'ils n'aient pas des attentes irréalistes, et afin d'abaisser la consommation de sédatifs chez les nourrissons, dont l'importance est préoccupante. De très nombreux bébés (allaités ou pas) se réveillent la nuit. Statistiquement, les enfants allaités se réveillent plus souvent et plus longtemps, mais les auteurs pensent que c'est plutôt lié au fait que les mères allaitantes sont plus à l'écoute de leur enfant. Les mères qui donnent un lait industriel sont nettement plus enclines à laisser le bébé hurler la nuit pour le "dresser" à dormir (il est vrai que donner un biberon la nuit est nettement plus pénible qu'allaiter), ce qui a indiscutablement le résultat souhaité chez de nombreux enfants (pas chez tous, il y a des obstinés qui peuvent hurler pendant des heures toutes les nuits pendant des mois et des mois). A quel prix pour l'enfant est obtenu ce résultat, cela n'a jamais été étudié, même si certains spécialistes estiment que cela a un rapport avec l'augmentation importante dans nos pays des troubles psychologiques et psychiatriques. Les hormones de stress, sécrétées par le bébé lorsqu'il pleure, on un impact sur la croissance de son cerveau et le développement des connexions neuronales (donc sur la façon dont l'individu réagira plus tard dans sa vie). Dans l'ensemble, les réveils nocturnes des jeunes enfants sont beaucoup plus un problème des parents qu'un problème de l'enfant, et c'est avant tout un problème propre à nos sociétés occidentales. Dans de très nombreuses cultures, les enfants dorment avec leur mère (ou leurs parents), éventuellement pendant des années, se réveillent plusieurs fois par nuit, et tout le monde trouve ça normal. Françoise Railhet
L'abus de somnifères pour " résoudre les problèmes
de sommeil " ne date pas d'hier. Cité dans la thèse de Catherine Rollet-Echalier, La politique à l'égard de la petite enfance sous la IIIème République, Paris V, 1988. |